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PolisseAu départ, il ne devait y avoir qu'une salle consacrée à l'avant-première. Finalement, devant l'affût des réservations, cinq salles seront réquisitionnées. Ce soir là, elle tient à préciser l'anecdote au public, montrer combien elle est abasourdie par tout ce monde présent, désireux de voir son film sur le quotidien de la BPM (Brigade de Protection des Mineurs). Devant son public cette grande gigue énergique ne sait trop quoi dire. La faute à un micro en panne ou à une émotion trop intense peut-être. Comme pour s'excuser de ce qui va être dévoilé sous peu à l'écran, elle prévient avec un large sourire : « Vous verrez, vous allez beaucoup rire ! ». Deux secondes plus tard, la salle est plongée dans un noir profond, face à face terrible avec la noirceur humaine et cette petite fille expliquant à Karole Rocher que son papa lui « gratte les fesses ». Polisse débute, et avec lui une certitude puissante se fait ressentir : la salle va rire, certainement, mais elle va aussi se prendre quelques coups difficiles à esquiver et digérer. Aucun doute, on est bel et bien en compagnie du cinéma de Maïwenn.

 

La qualité première du cinéma de Maïwenn Le Besco réside dans un fait non-négligeable : il ne suscite aucune indifférence. Bien au contraire : il divise, sème agacement et admiration dans les salles de projection et promet toujours une discussion houleuse à la sortie de la séance. Si les uns apprécient la jeune cinéaste pour son cinéma-vérité, les autres la détestent pour ce même argument. Voyez-vous dans la grande famille du cinéma français, Maïwenn hériterait du rôle de la petite dernière. Vous savez celle qui gueule toujours au repas de famille le dimanche, celle qui ose l'ouvrir et déballer ces fameuses quatre vérités à un tel ou un autre. Le genre de fille fouteuse de merde mais qui fait un bien immense à cette vieille famille un peu flemmarde et pétri de bons sentiments. Le style de nana détestée par les uns et adorée par les autres, ceux qui lui trouveront « des couilles » incroyables. Incroyable, oui, cette Maïwenn.

 

Parce que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, Maïwenn les dit depuis ses débuts derrière la caméra. Du règlement de compte familial (Pardonnez-moi) à la fabuleuse et enchantée auto-fiction (Le Bal des Actrices), la jeune femme embobine son monde pour créer un cinéma sans cesse en prise avec le réel. Suite à ces deux précédentes réalisations, certains l'accusèrent de se mettre trop en avant, de voler la vedette à cette vérité si précieuse qu'elle recherche tant. Polisse, son nouveau film, est la composition appropriée pour mettre un terme à ce reproche injustifié... Et à tous les autres aussi par la même occasion. Après s'être attaquée aux coulisses des secrets familiaux, à ceux de l'existence de spécimens très intrigants (les actrices), Maïwenn s'immerge aujourd'hui dans les coulisses de la police. Loin d'un cinéma français classique, en admiration pour les banales histoires de flics et autres ripoux, Maïwenn décide de poser sa caméra un peu plus loin que le traditionnel 36 quai des Orfèvres. Son sujet d'étude cinématographique sera la BPM (la Brigade de Protection des Mineurs). Après avoir visionnée un documentaire à la télévision sur le quotidien de cette « polisse » bien spéciale, elle décide d'en faire son troisième long-métrage, sa nouvelle tentative de cinéma-vérité. Quelques semaines d'immersion à observer les gardes à vue de pédophiles, les arrestations de pickpockets mineurs, les auditions de parents maltraitants, les dépositions des enfants, les dérives des uns et leurs conséquences sur ces autres, ces enfants et ces policiers en charge des affaires. L’œil de la cinéaste passe tout au crible en quelques semaines tandis que l'esprit de la scénariste mettra plus de neuf mois à composer son scénario, co-écrit avec l'excellente Emmanuelle Bercot.


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La rengaine de Maïwenn est en marche. Machine imparable, elle ne cherche jamais à faire du beau avec la misère la plus abjecte. À quoi bon caresser le spectateur dans le sens du poil ? S'il est apte à supporter la férocité de la vie dans la réalité, pourquoi le serait-il moins au cinéma ? Certains recevront peut-être la première scène de Polisse comme une claque, une provocation alors qu'elle n'est en réalité qu'une action-vérité. Une vérité parmi tant d'autres. Scénario bordélique où une situation en amène naturellement une autre, comme ces affaires qui s'entassent sur les bureaux de la BPM, Polisse ne suit aucun itinéraire, aucune ligne de conduite. Comment le pourrait-il dans un horizon où tout n'est que borderline : du comportement des parents incestueux ou violents aux attitudes des flics eux-mêmes empêtrés dans leur propre violence intérieure ? Polisse ne cherche jamais à parfaire son sujet. Il le fantasme à la lumière d'une réalité crue : une « polisse » polissonne à l'image de son plus beau personnage, Joey Starr, flic volcanique – et acteur extraordinaire - toujours prêt à faire jaillir cette violence intérieure qui le ronge en deux ou trois beuglements ahurissants. Une « polisse » désobéissante éprise de justice face à tant d'injustices quotidiennes. Une « polisse » unique qui, dans la salle ce soir là, a fait naître  un sentiment inconnu au bataillon des sentiments au cinéma : une « polisse » de laquelle on s'éprend.

 

Dur de retranscrire par écrit la force du cinéma-vérité de Maïwenn tellement il est viscéral. Petit miracle cinématographique il faut le voir pour le croire. Ressentir une salle frémir à la simple idée d'une descente de flics nocturne dans un campement de roms. La regarder l'instant suivant pleurer face à des enfants qu'on arrache à leurs parents et quelques secondes plus tard constater que les larmes se sont envolées pour laisser place aux sourires, ceux d'une salle comble et comblée face à l'innocence du jeune âge et ses rires enfantins qui fusent dans un car de police. Du rire aux larmes, le cinéma de Maïwenn fait surgir la vérité sans jamais la manipuler : ce n'est pas une simple gamine qui a été abusée par son grand-père, ce n'est pas un simple flic qui interroge le grand-père en question, non, tous sont profondément humains. Le genre de rôle sagement mis de côté au profit d'une politique de rendement. Maïwenn s'offre d'ailleurs dans le film un rôle en retrait, celui d'une photographe missionnée pour réaliser des photos sur le quotidien de la BPM. Dans une scène magistrale, Joey Starr s'en prend directement à elle à ses « clics et clacs » comme il dit qu'il juge inutiles. La photographe/la réalisatrice mettra un temps formidable à s'adapter à la vie de groupe mais également à ce qu'il traverse, un nécessaire pour saisir le poids de ce travail pas comme les autres. A partir de là  Maïwenn braque sa caméra sur les faits, les chiffres, le manque de moyen et leur semble leur demander : « Et l'humain dans tout ça ? ». L'humain ? Il craque à chaque instant. Dans un lit avec sa compagne, dans une boîte de nuit avec ses collègues, contre ses propres enfants, au détour d'une rue en secouant violemment son bébé, dans une chambre d’hôpital en observant l'enfant mort-né d'un viol. L'humain, il craque pour le pire et le meilleur, comme toujours. Il est pris d'un fou rire follement inconvenant devant la déposition d'une jeune fille qui « suce les garçons » pour récupérer un portable volé. Il est pris d'une douleur irrépressible face à cette mère africaine sans-abri souhaitant « donner » son enfant à la BPM pour lui épargner la misère de la rue, ce gamin dont les cris résonnent encore longtemps dans les têtes. Si les spectateurs souffrent en silence, les policiers eux transforment leur souffrance silencieuse en colères homériques et disputes excessives. Le cinéma de Maïwenn explose alors au regard de chacun, il résonne en chacun. Parce qu'il résiste à tous, les bons sentiments et la moralité, il prend aux tripes, au cœur et au regard. « Ça tord, ça reste là » comme le confie un Joey Starr meurtri à une Maïwenn déboussolée.

 

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Dans un autre temps - celui où Joey Starr était un grand rappeur – il se chantait un air qui colle prodigieusement bien à Polisse : « Tout n'est pas si facile/ Tout ne tient qu'à un fil ». Le quotidien de la BPM tient à ce fil chanté jadis par NTM. Une affaire de trop, une balle mal placé, un mot à ne pas prononcer et tout peut s'effondrer. Nerveux et courageux, à mourir de rire et à s'en crever le cœur, Polisse ne doit pas sa réussite qu'à Maiwenn, cinéaste audacieuse qui ose s'emparer d'un sujet hors de sa « périphérie d'actrice ». Un sujet pris à bras le corps n'oubliant rien sur son passage de la culpabilité à l'innocence, de la victime au coupable, de ceux derrière les bureaux de flics à ceux devant, des manques de budget au manque d'humanité de ce monde. Si la caméra de Maïwenn scrute la vérité, le visage de ses comédiens eux transmet l'émotion maximale, l'émotion crue & cruelle. Facile de reprocher le « casting prestigieux » de Maïwenn, mais impossible de rester de marbre face à ces prestations déchirantes. À l'époque du chacun pour soi, Maiwenn livre un film choral où la justesse de chaque acteur tient un rôle primordial dans l'aventure humaine qu'est Polisse. Chacun possède sa partition et à partir de là chacun se devra d'aller chercher le meilleur de lui-même. Ça donne un Joey Starr d'une tendresse poignante, d'une justesse surréaliste. Une Karin Viard lessivée par la vie conjugale et le travail, aussi touchante qu'effrayante dans ses rapports avec les autres. Une Marina Foïs brisée de l'intérieur, d'une force glaçante et incroyable à l'écran. Le casting n'est pas prestigieux pour ses têtes d'affiches bankable mais pour la hauteur de son talent. Cette fine équipe, composée d'êtres humains si différents, compose une bien belle leçon sur la nécessité du savoir vivre ensemble maintenant, ici et tout de suite. D'une dispute autour d'une question politique à la cantine à la recherche en équipe d'une mère toxico, en passant par des soirées entre collègues bon enfant et des interrogatoires musclés, l'équipe de Maïwenn convainc le spectateur, le bouleverse, le rattrape sans cesse pour le forcer à regarder l'horreur, la misère, l'ignominie de cette société et de ce qu'elle fait à ses enfants, droit dans les yeux.


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Alors courageux, le spectateur regarde. Maintes fois, il aura cherché à dissimuler ses larmes. Mais à quoi bon les cacher puisque autour de lui tous pleuraient, tremblaient et riaient à gorge déployer. Oui, on a ri des situations les plus monstrueuses qui soient, de ce vocabulaire brut et grossier sévissant dans les bureaux de la BPM. Oui, on a démesurément sourit quand, dans une boîte de nuit après une ignoble journée, Joey Starr s'est mis à esquisser quelques pas de danse sensuels et libérateurs sur le dancefloor avant de charmer la photographe Maïwenn. Le (sou)rire enfilé comme une armure ou une bouée de sauvetage pour ne pas s'étouffer dans un avenir sacrément compromis, ne pas se noyer dans la médiocrité de l'âme humaine qui ne traîne pas seulement dans les affaires de pédophilie traitées à la BPM, qui gangrène tout sur son passage de cette hiérarchie qui ne s'émeut de rien à la souffrance quotidienne infligée aux sans-papiers, aux pauvres gens, aux travailleurs. Non, Polisse n'est pas « beau à voir » et pour cause il rend visible l'insaisissable : une société misérable dont la finitude ne peut être que fracassante. La caméra de Maïwenn filmant cette « polisse » marquera à vie le citoyen dans son expérience de spectateur. L'espace de 127 minutes, elle nous aura rendu un inestimable service : nous rendre beaux, capable de s'émouvoir et de s'énerver. Maïwenn nous a élevés un peu plus vers la vérité, nous monstres d'adultes que nous sommes.

 

Polisse de Maïwenn, le 19 octobre en salles :

 

 


Tag(s) : #Cinéma
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