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Dans les manuels d'histoire de nos chers bambins, elle ne fait que quelques lignes. Dans nos salles obscures, elle a été dévoilé dans les années 80 par la caméra du « pied-noir » du cinéma français, Alexandre Arcady. Puis elle s'est peu à peu livrée à des cinéastes moins connus mais tout aussi talentueux avec des œuvres douloureuses parce qu'humaines telles que Mon Colonel ou L'Ennemi intime. Sur les étagères de nos librairies, elle quitte peu à peu la catégorie documents d'histoire pour celle des romans poignants tel que le succès récent de Laurent Mauvignier, Des Hommes. C'est d'ailleurs ici qu'on l'a trouvé, plus exactement dans les bacs des bandes dessinées. Elle nous attendait pour une petite leçon d'histoire mais surtout pour une grande leçon d'humanité. « Tahya El-Djazaïr » affichait-elle fièrement. Traduction : Vive l'Algérie.


Alger 2002. La première bulle affiche un visage connu. Celui de Abdelaziz Bouteflika, le président de l'Algérie. Dans le ciel bleue d'Alger, il déclame la force du peuple d'algérien à triompher de l'injustice, de la tyrannie et de l'agression. Quelques cases plus tard, nous voilà propulser en pleine Algérie Française. Juillet 1954, Paul Guénot débarque à Alger la blanche pour ses activités d'instituteur. Cet ancien résistant, farouche gaulliste, est accueilli par l'un de ses fidèles compagnons de guerre : Amine Ben Khaled, musulman et communiste convaincu, qui exerce le métier de projectionniste dans un cinéma d’Alger. L'homme est un bon vivant, élevant avec rage ses trois enfants dans le respect permanent de l'autre. Amine a perdu son épouse lors des premières émeutes de 1945, à Sétif. Des événements sévèrement réprimées par les troupes françaises. Aujourd'hui il vit avec ses enfants, la petite Yasmina, le jeune Nasser et la belle Asia et observe d'un mauvais œil les événements qui se déroulent sous ses yeux...


Ses événements appelés pendant bien trop longtemps, avec une hypocrisie méprisante, « Événements d'Algérie » dans tous les manuels d'histoire, sont ceux qui alimentent tout le récit de ce premier tome de Tahya El-Djazaïr intitulé, très justement, Du sang sur les mains. Avec un scénario de Laurent Galando et un dessin de A. Dan, cette bande dessinée s'évertue à décrire à ses lecteurs, et par conséquent citoyens, ce que fut réellement la Guerre d'Algérie. Parce que ce n'est plus d'événements d'Algérie dont on parle ici mais bien d'une guerre. Une guerre entreprise par le peuple français à tout une autre partie du peuple français, qu'il soit pied-noir ou arabe. Avec une efficacité épatante, ce premier tome nous mène vers la complexité d'une guerre que l'on s'est longtemps refusé à regarder droit dans les yeux pour lui faire admettre ses erreurs qu'elle avait commise dans l'ombre, sous le soleil de la misère algérienne.


Du sang sur les mains

Dès les premiers instants, le lecteur décèle l'amour naissant entre Paul Guénot et la belle Asia. Ainsi l'intrigue se construit autour d'une histoire d'amour impossible, entre une algérienne, musulmane et membre du FLN et un français de métropole, ancien résistant qui cherche son camps dans une guerre dont il ne saisit pas toutes les dimensions. L'histoire peu ainsi paraître aux premiers abords cliché, et déjà vu, pourtant c'est grâce à elle que le récit prend toute sa valeur autour de ces éternels questions : comment s'aimer quand on est ennemi, comment vivre dans un climat électrique, comment croire en l'avenir quand le présent s'effondre sous nos yeux?


Paul et Asia vont s'entredéchirer parce qu'au quotidien les habitants de cette magnifique terre qu'est l'Algérie s'entredéchirent avec une passion démesurée et donc meurtrière. Dès le départ, Paul, au fil de ses rencontres et de sa façon d'observer les scènes du quotidien, annote les détails qui vont menés à la catastrophe qu'est cette guerre entre français et arabes, mais aussi arabes et pieds-noirs et pieds-noirs et français. Lors d'un de ses premiers cours donnés à des enfants pied-noirs et arabes, il montre des images filmées de la France et de la Libération. Les gamins regardent, presque émerveillés, le résistant qui leur sert de maître, puis dans un dialogue, comme seul les enfants peuvent en avoir, il se glisse cette tragique vérité sur la situation algérienne et son parallèle affligeant avec les années d'Occupation. Une gamine dit fièrement que les résistants se sont battus parce que les allemands voulaient que la France soit allemande et un gamin rétorque : « Et on serait quoi, nous, s'ils avaient gagné les Boches? ». Bonne question, naïve et pourtant tellement observatrice, qui en une bulle souligne cette incompréhension, cette vérité dérangeante, qui se glisse durant tout le récit : les français n'ont fait que commettre les mêmes erreurs que les allemands.


Nous sommes en 1954, soit une dizaine d'années après la victoire de 45, et la France du Général de Gaulle, celle du libérateur suprême, tente de garder par tous les moyens ce qui ne peut plus exister : les colonies. Cette France du Général de Gaulle qui utilise les pratiques utilisés par l'occupant allemand lors de la Seconde Guerre Mondiale. On torture, on insulte, on viole parfois, le tout dans la haine nauséabonde de l'autre et de sa différence. Un ami militaire de Paul vient à pratiquer des actes de torture à la célèbre Villa Sesuni, il se défend sous le prétexte de ces innocents qui meurent, chaque jour, sous les balles du FLN ou déchiquetés par des bombes. Paul, fervent Gaulliste s'y refuse et crache son désaccord avec ces méthodes de « nazis ». C'est ainsi que la Guerre d'Algérie prend une tournure insoutenable : les victimes deviennent bourreaux.


Laurent Galandon questionne cet événement en le construisant habilement autour d'un personnage qui au départ marque par sa capacité à être en dehors de l'histoire. Lors de ses premières escapades avec Asia, Paul tente toujours de rester à l'écart des événements, ne prend ni la défense des militaires, ni celles des jeunes arabes qui se font traiter de « crouille » ou de « bicot » à chaque instant. L'évolution de cet homme est passionnante parce qu'elle est indéniablement humaine : on ne peut rester en dehors de l'Histoire. Il faut choisir pour elle, être avec elle et combattre à ses côtés. Sans aucun manichéisme, sans pointer du doigt tel ou tel protagoniste de cette guerre ignoble, ce Sang sur les mains dessine la complexité d'une guerre. Il en ressort tout de même une tragédie plus vive que toutes les autres, celle du peuple algérien qui, qu'on se le dise, était bel et bien considéré par le pouvoir en place comme des français de seconde zone. De Gaulle avait beau faire son sermon sur « L'Algérie c'est la France », sur le terrain ça ne l'était pas. Le lecteur prend conscience, en même temps que le héros, de cette triste vérité. Une vérité dramatique pour le futur de ces deux grandes nations que furent la France et l'Algérie.


Avec un dessin rétro, qui arrive à faire naître dans l'imaginaire du lecteur l'odeur chaleureuse de la Casbah, son thé à la menthe et son tumulte de vie, Tahya El-Djazaïr est un pari réussi sur la lecture puissante d'une guerre dont les cicatrices ne sont pas prêtes de se refermer. Après les célèbres Carnets d'Orient de Jacques Fernandez, Galandon et Dan entrent dans le temple très fermé des documents sur cette guerre, insuffisamment connu des français d'aujourd'hui. Une guerre aussi importante dans la construction de notre histoire collective que celle de la Seconde Guerre Mondiale. Romanesque, ce récit captivant dresse l'image d'un temps complexe, celui d'une colonisation à bout de souffle et d'une nation jouant les grandes gagnantes de l'histoire alors qu'elle était, elle aussi, à bout de souffle et de valeurs. Parsemé de dialogues tirés de films cultes, jeu entre l'arabe et le français, entre deux humanistes, ce Tahya El-Djazaïr est un cri d'amour à l'égard de la douce Algérie évanouie dans les tumultes de l'Histoire. Un « Vive l'Algérie » qui se conclut sur une fuite du couple Paul-Asia vers un ailleurs où demain est un autre jour. La suite le 12 mai dans les bacs!

 

Tahya El-Djazaïr, Tome 1 Du sang sur les mains, de A.Dan et Laurent Galandon (Bamboo Editions)

Tag(s) : #Littérature
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