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Années-Ernaux-copie-1« La honte ne cessait pas de menacer les filles. Leur façon de s'habiller et de se maquiller, toujours guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc., la hauteur de leurs talons, leurs fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d'elles était l'objet d'une surveillance généralisée de la société. À celles qui étaient obligées de quitter le giron familial, elle fournissait la Maison de la Jeune Fille, la cité universaitaire séparée de celle des garçons, pour les protéger des hommes et du vice. Rien, ni l'intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant que la réputation sexuelle d'une fille, c'est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage, dont les mères, à l'instar de leurs mères à elles, se faisaient les gardiennes : si tu couches avant d'être mariée, personne ne voudra plus de toi – sous-entendu, sauf un autre rebut du marché côté masculin, un infirme ou un malade, ou pire, un divorcé. La fille mère ne valait plus rien, n'avait rien à espérer, sinon l'abnégation d'un homme qui accepterait de la recueillir avec le produit de la faute.

Jusqu'au mariage, les histoires d'amour se déroulaient sous le regard et le jugement des autres.

Cependant on flirtait de plus en plus loin, pratiquait ce qui n'était dicible nulle part ailleurs que dans les ouvrages médicaux, la fellation, le cunnilingus et parfois la sodomie. Les garçons se moquaient de la capote anglaise et refusaient le coïtus interruptus de leurs pères. On rêvait aux pilules contraceptives qui, on disait, se vendaient en Allemagne. Le samedi, à la file, se mariaient des filles en voile blanc qui accouchaient six mois après de prétendus et robustes prématurés. Prises entre la liberté de Bardot, la raillerie des garçons qu'être vierge c'est malsain, les prescriptions des parents et de l'Eglise, on ne choisissait pas. Personne ne se demandait combien de temps ça durerait, l'interdiction d'avorter et de vivre ensemble sans se marier. Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue qui font penser secrètement « rien ne changera donc jamais » à des milliers d'individus en même temps. »

 

Les Années, Annie Ernaux (Gallimard, 2008)


Tag(s) : #Littérature
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