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« Avec Jean-Pierre, c'est tous les soirs des rencontres, des promesses, des projets, Annie a croisé des metteurs en scène, jeunes rebelles du septième art, ils n'ont pas vingt ans, certains à peine dix sept, et partagent la même ambition concurrente : être Godard ou rien. Ils ont déjà tourné un court-métrage en noir et blanc jugé superbe, poétique, prometteur, elle les connaît, maintenant, elle peut le dire, elle a le contact, mais à chaque fois qu'elle reste deux minutes avec celui-ci ou celui-là, il lui semble que ses connaissances, les unes après les autres, au lieu d'alimenter son rêve l'entament, le rongent et bientôt, il n'en restera plus rien, plus personne, elle sera au bord du gouffre, seule et ignorée, inutile et insignifiante. Reste Godard.

 

Godard, rue Saint-Guillaume, quand il entre avec ses lunettes fumées, le silence se fait, caractéristique de l'apparition des stars. Un silence d'apnée, d'immobilisation totale des regards et des neurones, un silence devenu pour le réalisateur une drogue, dure et douce, qui lui confère un pouvoir qu'il a d'abord jugé usurpé, dément, mais peu à peu inévitable, et après tout intéressant, dans sa forme certainement nécessaire, au fond, pas désagréable à la réflexion : ce silence, c'est lui. La texture de son destin. Il aurait du mal à s'en passer, à ne plus y penser, c'est là, et à chaque fois qu'il entre quelque part, le silence le bâillonne, l'anesthésie, ça peut durer plusieurs secondes, jusqu'à ce qu'un emmerdeur providentiel, vienne briser ce silence :

 

- Hey Jean-Luc come on !

 

Rassam l'enveloppe, le cajole, Godard c'est l'onction suprême, le saint des saints. Et déjà une façon de se distinguer de Berri, qui n'aime pas beaucoup Godard.

Godard traverse la pièce jusqu'au Dom Perignon, avec son cheveu sur la langue, car même quand il se tait, Godard à un cheveu sur la langue, et même derrière la fumée très épaisse de ses lunettes, son œil frise. Rassam dégage le passage, les toiles d'araignée, les regards, il soulage Godard, et ce faisant ce n'est plus Godard qui fait son entrée, c'est Rassam qui annonce l'entrée de Godard. Il fait signe à Annie de ramener sa fraise.

 

- Parle à Jean-Luc, il prépare un film sur le Vietnam, montre-lui que tu peux le faire.

- Je ne suis pas vietnamienne

- Aucune importance. Ca s'appelle La Chinoise : il n'y a pas de chinoise. Vous venez à la projection, lundi ? Deux ou trois choses que je sais d'elle. C'est le titre. Qu'est-ce que vous pensez de ce titre ? Moi, j'aime bien. Ca parle de la prostitution. Un peu comme ça. Mais je ne sais pas quand il sort, bientôt ça dépend des exploitants, des distributeurs. Vous savez ce que c'est un exploitant, Annie ? C'est un type qui exploite les films. Il les distribue. Là... là, partout, il distribue sans voir, comme au poker. Et le public ne sait pas non plus ce qu'il va voir, il regarde ce que le grand distributeur lui a distribué. Moi, je suis en train de faire un film qui s'appelle La Chinoise. Il n'y en a pas. Les gens vont venir voir une Chinoise. Pas de Chinoise. Presque pas de film. Vous venez lundi, à cinq heures ? Salle Ponthieu. Ca vous intéresse la prostitution ?

Anne Wiazemsky arrive, tout le monde s'écarte, s'incline et bourdonne.

 

- La Chinoise, présente Godard.

 

Annie s'éloigne à reculons pour ne pas perdre une image du moment qui la rend si malheureuse : Godard qui se fout d'elle, Rassam qui pérore, et cette Anne, avec son nom tellement difficile à prononcer qu'on préfère dire « la petite-fille de Mauriac », elle est là comme si c'était simple et naturel. Eh bien non, hurle Annie en silence, c'est pas naturel, c'est indécent sa bouche, on dirait qu'elle a gardé son appareil dentaire, elle a douze ans, comment est-ce que Godard a pu prendre cette tête à claques pour son film, pour son lit, pour combien d'années de sa vie ? Comment peut-il voir dans cette poupée une révolutionnaire, une militante ? Il aurait pu prendre une ouvrière, une vraie Chinoise, j'aurais compris. En fait, c'est la bourgeoise des beaux quartiers qui le fait bander. Elle va à la messe, je parie. Faut la voir dans le film de Bresson, comment elle joue faux, et là elle continue, avec sa moue, ses yeux humides, faut qu'elle arrête d'ouvrir la bouche comme un distributeur de sucettes. »

 

Extrait Quiconque exerce ce métier supide mérite tout ce qui lui arrive de Christophe Donner (Grasset)

Tag(s) : #Littérature, #Christophe Donner, #Rentrée Littéraire, #Godard, #Jean-Pierre Rassam, #Claude Berri, #Anne Wiazemski
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