Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

La première image c'était lui. L'éternel Génie de la Liberté perché sur une place mythique surplombant la ville, lui imposant à chaque instant le rappel de son histoire. Il était là, le sourire au vent sur un ciel bleu tonitruant. A ses pieds, une foule disséminée. Une odeur de merguez-frites selon le vent. Un type qui jouait approximativement de la musique. Des gens à pieds ou en vélo. Un premier mai comme les autres sur le pavé de la capitale. Pouvoir marcher librement au centre de la place, dépouillée de ses habituels ballets de voitures, me faisait toujours penser à la première fois où j'y avais marché librement, un soir de mai 2012. A côté de l'Opéra, le cortège avait pris son départ lentement. Un type jouait « London Calling » à sa manière. Le midi même, j'avais vu à la télé des images vintage de flics anglais matraquer des mineurs au son de « Miss Maggie » de Renaud. Il y avait ici en vrac : des drapeaux de la Syrie, de la Palestine, du Front de Gauche, des Verts, de LO, des marteaux et des faucilles... Tout le monde avait son mot à dire, sa cause à plaider, à rappeler. Après tout pourquoi pas, c'était le seul jour pour le faire. Pour dire : hé o la gauche, ça tourne pas rond. Et plus vastement : hé o le monde ça tourne pas rond. Plus j'avançais sur le trottoir de l'avenue Daumesnil plus je comprenais l'ampleur du cortège. Je me demande combien on était de manifestants du dimanche, comme moi, simplement là par éducation, par fibre de gauche, à côté de ceux qui se battaient vraiment au quotidien. J'ai toujours entendu ma mère dire : « le premier mai, tu ne risques rien, c'est hyper convivial et familial ». Elle a toujours raison. Il y a des gosses en poussette, d'autres qui courent un peu partout et surtout un gamin, assis sur un trottoir le sourire aux lèvres, qui tente de reprendre approximativement le slogan clamé par la foule « El Khomri ta loi est toute pourrie ». Sa mère pas peu fière tente de le prendre en photo.

Mai mai mai Paris mais

Ça défile, ça marche, ça scande, ça se promène dans la bonne humeur. Un couple devant moi affiche l'ambiance. Lui « rêve général » collé sur son sac à dos. Elle « préavis de rêve » sur son totebag. Ce ne sont que des mots mais ici les mots croisés sur les sacs à dos, les murs ou les banderoles sont du baume mis au cœur de la foule. Comme un « t'es pas tout seul ». Une dame me file un auto-collant LO. « Non au retour à Germinal. Vive la grève générale ». La rime est plus que correcte. La comparaison un peu grossière. Puis finalement pas tant que ça. Je me souviens de ce que j'avais pensé devant « Comme des Lions », à la proximité avec le roman d’Émile. Je pense à Renaud en Étienne Lantier aussi. A la tirade de la fin. Je pense au risque de l'avenir d'être un long passé. Sur le chemin, une bande de jeunes décroche dans la bonne humeur une pub sous un énorme panneau JC Decaux et se félicite du résultat. Quelques mètres plus loin des affiches aux couleurs pop contre la loi El Khomri se collent à la va-vite. Dans la foulée, des affiches plus sombres dénonçant les bavures de la police se collent aussi. Les visages de Zyed et Bouna, sous lesquels ont peut lire un « on n'oublie pas » sont là aussi. Quelqu'un a eu l'intelligence d'ajouter « Ilan Halimi aussi ». La manif prend la direction du boulevard Diderot. Il fait beau. Pleine lumière sur le boulevard d'un Lumière. A l'avant de la manif, un groupe de jeunes entonne « L'Internationale ». Est-ce que ça donne des frissons parce que ça chante juste, parce que ça évoque un passif familial ou parce qu'on trouve ça juste ? Je n'en ai même pas la réponse. Sûrement un peu des trois. Un mec tient une pancarte à la gloire de 36. « Refaisons le Front Populaire ». Je repense au cinéma de ma mère-grand sur 36 alors qu'elle n'avait que 6 ans. Je me demande si tout cela n'est pas qu'un conte pour gauchistes en manque de belles histoires, comme une légende qu'on se refile de génération en génération, comme pour se dire : "tu vois un jour ça a marché, ma petite". Je me rappelle bien de cette pancarte parce que c'est la dernière fois que j'ai souri.

Mai mai mai Paris mais
Mai mai mai Paris mais
Mai mai mai Paris mais
Mai mai mai Paris mais

Après je ne sais comment, je me suis retrouvée dans une rue perpendiculaire coincée avec des gens. Un CRS se protégeait de nous avec son bouclier. Nous, c'était moi et quelques vieux, les foulards sur la bouche. J'étais donc en sécurité avec des habitués de la méthode. Après les CRS, nous ont laissés regagner le début du cortège mais l'ambiance n'était plus au rendez-vous, les pancartes avaient disparues. Un monsieur en vélo à longer une file de CRS en hurlant combien il les voyait, combien ils devaient avoir honte, il hurlait et certains CRS souriaient. Après ça n'a été qu'un mauvais jeu. De deux pas en avant, trois pas en arrière. Ils nous ont laissés passer pour nous recoincer quelques mètres plus loin. C'est marrant la solidarité dans ces moments-là. Ce qui vous passe par la tête quand une pluie de gaz lacrymogènes s'abat sur vous et de parfaits inconnus. Juste avant je me rappelle qu'un type d'une cinquantaine d'année à hurler « On est où là ? On n'est pas au Chili ». J'avais envie de lui dire c'est bien mec tu connais tes classiques. Après, il a dit à sa compagne de se mettre contre le mur, juste à côté de moi, au cas où ça se passerait mal, qu'il n'avait pas envie de se laisser faire. J'avais envie de dire le syndrome du mâle protecteur, j'aime moins mec. Après j'ai plus eu le temps de penser à ces conneries de pensées qui m'assaillent sans arrêt. J'avais envie de cracher mes poumons et le visage en feu, ok que les yeux mais quand même ça me donnait cette sensation de se répandre sur toute ma peau. J'étais dans le même état que tous ces gens qui m'entouraient. Coincé, serrés, paniqués contre un mur sous la pression des CRS. Tous seuls mais ensemble. Ils auraient pu être mes grands-parents, mes parents, mes amis. Un type m'a protégée avec sa veste. J'ai donné la main à une dame que je ne connaissais pas mais que je sentais paniquer. Une vieille dame m'a relevée et m'a ordonnée de ne pas m’asseoir car sinon je risquais de « me faire piétiner ». Dans ma tête, c'était tous les mouvements de panique que j'avais vu au cinéma ou à la télévision qui défilaient à vitesse grand V. C'était le grand fourre-tout de la mémoire visuelle. Le visage paniqué de Delon en Monsieur Klein dans la foule ou l'affrontement dans la rue avant le lynchage dans Z. Des pages de livres sur mai 68 ou des dates apprises en cours d'Histoire, qui avaient pour cadre cette ville en plein état d'urgence pendant « les événements d'Algérie ». Les liens abondaient dans tous les sens alors qu'ils n'avaient rien à voir avec l'actualité ou entre eux. Ce premier mai ce n'était rien comparé à eux. Un détail de l'Histoire dont une centaine d'individus se souviendraient en se disant "tu te souviens ce premier mai 2016 ?". Ma mémoire visuelle était honteuse de faire remonter ces dates clés de l'Histoire à la surface. De lier les cris des gens un 1er mai 2016 aux cris d'autres événements nettement plus graves. Rien avait rien à voir avec rien, et puis finalement tout avait avoir avec tout, car c'était la mémoire sensorielle qui parlait avant tout. La mémoire sensorielle qui trouvait comme dénominateur commun au moment, à tous ces moments, l'extrême sentiment d'injustice et la panique qui dévorait les corps. Je ne sais pas trop comment on s'est extirpé de cette cage humaine. En forçant. On s'est faufilé, on a ouvert une brèche dans les CRS et on est passé en force. Aussitôt la brèche s'est refermée. Sur les autres, les suivants. Après je me souviens que mes jambes tremblaient et que j'ai éclaté en sanglot parce que j'ai la larme facile au quotidien et que je crois que j'avais eu vraiment peur cette fois-ci. Une journaliste m'a recueillie. Elle avait son enregistreur dans une main, son portable et de l'autre elle me mettait du Sérum Phy dans les yeux en me disant que « ça allait aller ». Je me suis demandée combien de fois elle avait dit ça ces dernières semaines. Elle a appelé une de ses collègues en disant que ça dégénérait et elle a aussitôt filer aider d'autres gens. Je suis restée là assise contre une vitrine à regarder les pieds des gens qui ne savaient pas trop où se diriger, où tout ça allait les mener. On est tous resté là boulevard Diderot. Un peu choqué, un peu en colère, totalement dépassé par ce qui se mettait en place. On a vu des dizaines et des dizaines de CRS passer, rejoindre la masse qui bloquait toujours le cortège quelques mètres plus bas. On les a vu se faire siffler. On les a sifflés, hués. On a encore entendu des bruits assourdissants et des nuages de fumées sur les manifestants. La manif était en vrac. Sectionnée. Sectionnée par leur volonté. Par l'ambiance pesante administrée par un ministre de l'intérieur de gauche. On était là comme des cons à ne pas savoir trop quoi faire de notre peau. Coincé de tous les côtés à en croire les cars de CRS aperçus à chaque bout de rue perpendiculaire. On était partagé sans doute. Partagé entre le désir de fuir ce premier mai pesant et l'envie de rester planter là, de leur prouver qu'ils n'avaient pas le droit de briser une telle journée sous prétexte de quelques casseurs.Des gens descendaient de Nation. D'autres prenaient le chemin inverse. Et à quelques mètres le cortège était toujours bloqué et semblait se faire gazer par petites rasades de temps en temps. Mes oreilles traînaient, ma mémoire enregistrait. Ça se réconfortait en petit groupe « On a jamais vu un premier mai comme ça ». Ça refaisait le monde à base de « moi, je en 68 », « mais madame », « mais monsieur ». Ça défendait la police dont « on a besoin pour se protéger ne serait-ce que des cambrioleurs » disait l'un, auquel une autre répondait de suite « si tout le monde avait un salaire décent de 1500 euros, il n'y aurait plus de cambriolage monsieur ». Ça se disputait entre vieux de la vieille « les jeunes en ont ras-le-bol et ils ont raison »/ « mais ce n'est que des bobos qui se plaignent de celui qu'ils ont élu »/ « c'est plus compliqué que ça et vous le savez très bien »/ « et la mamie de 75 ans qui saignait de la tête qu'on a emmené là, c'était une bobo peut-être elle ? ». Ça sentait la dispute dans un couple « putain moi je te sortirais une kalash et je tirerais dans le tas, je te jure » lâchait un mec en regardant les CRS au loin, « mais t'es pas bien toi de dire ça ? » lui répondait sa nana. Ça s'annonçait drôlement compliqué pour les parents qui avaient eu l'idée d'emmener leurs enfants à la manif « Mais Papa pourquoi la police elle s'en prend aux gens ? ».

 

Bonne question gamin. J'aimerais bien te retrouver dans 10-15 ans pour savoir ce que tu voteras, si tu voteras surtout et dans quel monde tu évolueras. Si tu iras dans la rue tous les premier mai parce que ça te rappellera l'héritage familial, la fête du travail, tes idéaux politiques ou parce que tu en auras clairement ras-le-bol du système. Si ça se trouve d'ici là, il n'y aura même plus de premier mai, de droit de manifester. Je vais loin, je vais trop loin. Je noircis le tableau par coutume. Ça n'était pas grand chose. Ce n'était pas le Chili. Ce n'était pas 36. C'était juste des gens venus manifester pacifiquement leur colère contre une loi ou tout simplement perpétuer une certaine idée du vivre dans l'Hexagone. C'était une manif de premier mai sous un gouvernement de gauche où l'on a encore le droit de s'exprimer. En fin d'aprem, quand j'ai essayé comme de nombreux manifestants de gagner un métro et que je me suis retrouvée coincée une énième fois par un cordon de CRS, je me suis lâchement énervée en leur demandant c'était quoi l'idée « nous empêcher de circuler librement, de nous contenir dans le secteur de la manif pour nous gazer », l'un d'entre eux m'a répliqué « qu'il ne savait pas ce qui se passait là-bas » qu'il ne faisait que respecter les ordres, qu'il aurait préféré être avec ses gosses en ce dimanche de mai. Je l'ai pensé sincère, bêtement. Je lui ai dit ou gueulé je crois « Vous êtes payé une misère, vous travaillez les jours fériés et casser du jeune manifestant sous prétexte de faire respecter un ordre injuste, mais révoltez-vous ». Mes nerfs à bout ont dû ajouter un bordel de merde en prime. J'ai alors vu les yeux de son collègue qui devait avoir dans mes âges, j'ai cru y voir naïvement de la compassion ou de la compréhension, mais il était à sa place et moi à la mienne ça voulait tout dire. Ça sera donc toujours le même schéma. Je me suis souvenu après coup d'un type qui écoutait quelques manifestants se disputer sur la façon de se battre, sur pour ou contre la violence, pour ou contre la police. Le type a dit « c'est ce qu'ils veulent, que le petit peuple se bouffe ». C'est ce qu'ils réussissent à faire à en croire les ouvertures de journaux télévisés, les tweets, tout. « Des casseurs place de la Nation » ouvrent le journal télévisé d'une chaîne publique, c'est fantastique, c'est ce qu'il faut retenir vraiment. Parfois, je voudrais cesser de tout voir en noir ou en blanc mais les journées comme celle-ci ne m'y aident clairement pas. Il faisait beau sous le Génie de la Liberté, c'était une belle journée, le genre où on a envie d'acheter du muguet pas de voir ses idéaux meurtris une nouvelle fois.

Mai mai mai Paris mais
Tag(s) : #Politique, #Société, #Chroniques de l'asphalte, #manifestation, #premier mai, #syndicat, #loi elkhomri, #police, #manifestant, #gauche
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :